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Par Francis LALOUPO

Russie - Afrique : Alabuga, mortels contrats

Parties travailler en Russie dans le cadre duprogramme dénommé Alabuga Start, des centaines de jeunes africaines se retrouvent impliquées dans l’économie de guerre russe dans des conditions attentatoires à la dignité humaine. Une filière d’« esclavage moderne » face à laquelle les Etats africains sont appelés à engager des actions concertées et produire des réponses urgentes.  

Crédit Photo : ALABUGA START/X
Crédit Photo : ALABUGA START/X

Traite d’êtres humains, esclavage moderne, voyage sans retour, risques sanitaires et autres pratiques illégales incompatibles avec la dignité humaine… Depuis deux ans, le programme russe Alabuga Start suscite de nombreux motifs d’inquiétude en Afrique. L’affaire concerne le sort subi par des femmes africaines recrutées dans la zone économique spéciale d’Alabuga, en Russie, dans le cadre du programme dénommé Alabuga Start « proposée à la jeunesse africaine ». Ce programme a été initié en 2022, après le déclenchement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Confrontée à une baisse de la production et des investissements, la zone économique Alabuga, située dans la région du Tatarstan, a été reconvertie en une unité militaire de production de drones et d’accessoires destinés à la guerre. Pour les besoins de cette cause et face à une pénurie de main-d’œuvre locale, Alabuga Start a été lancé en direction de travailleurs étrangers, notamment africains. 44 pays du continent seraient visés par ce programme.

Principalement ciblées par ce qui est présenté comme un programme d’études, de formation et d’emplois, des jeunes femmes en quête de débouchés prometteurs et lucratifs. Pour les convaincre de faire le voyage de la Russie, la chaîne Télégram dudit programme vante, au moyen de vidéos enchanteresses, des conditions de travail et de formation dignes d’un conte de fée. Les candidates - âgées de 18 à 22 ans - peuvent bénéficier d’un billet d’avion payé par la Russie. Derrière les spots publicitaires aux promesses mirifiques, une réalité plus sombre.

Voyage sans retour…

Après leur accueil sur le site d’Alabuga, le quotidien des recrues se décline ainsi : environnement concentrationnaire, dispositif de surveillance permanente du personnel y compris au moyen de la reconnaissance faciale ; internement abusif et interdiction de communication avec l’extérieur ; confiscation des passeports et des téléphones mobiles ; duperie sur la nature des tâches imposées ; promesses salariales fallacieuses et rémunération aléatoire, voire inexistantes ; emploi de mineures ; harcèlements récurrents ; racisme débridé… Le fabuleux séjour de « formation » promis aux aspirantes se transforme en un voyage sans retour. Les études se traduisent par la fabrication de drones ou des travaux de ménage et de restauration. Sur les chaînes de montage, elles se retrouvent confrontées aux pires risques sanitaires liés à la manipulation de produits chimiques dont les caractéristiques cachées sont qualifiées de « potentiellement mortelles » par des enquêteurs. Cela explique d’ailleurs la réticence de la main-d’œuvre locale à exercer un emploi dans cette zone jugée « très dangereuse »… Affectées, bien malgré elles, au service de l’économie de guerre russe, les recrues sont soumises à un régime d’activité qui n’a rien à envier aux camps de travail de sinistre mémoire. Exposées aux frappes ukrainiennes ripostant à l’agression russe, ces centaines d’immigrées sont devenues les manœuvres involontaires d’un conflit dont elles ignorent la source et la destination. 

Présenté comme une opportunité pour des jeunes africaines en quête d’emploi, le programme Alabuga Start se révèle donc comme l’un des plus grands scandales des temps actuels. Un voyage vers des horizons russes fascinants avec, au bout du chemin, l’inconcevable péril. Une affaire d’Etat silencieuse, qui ne manque pas de rappeler la tragédie des migrants africains recrutés par des officines russes au moyen d’arguments trompeurs, et qui, une fois en Russie, sont envoyés sur le front en Ukraine. Autre filière des voyages sans retour… 

Dès 2023, des lanceurs d’alerte, organisations non gouvernementales, journalistes et aussi quelques rares personnalités politiques, n’ont cessé d’attirer l’attention des autorités africaines sur la situation de ces employées d’Alabuga Start. Des rapports d’ONG ont été publiés sur le sujet, décrivant les conditions de vie de ces ouvrières et les dangers auxquelles elles sont exposées, dans un contexte de négation de leurs droits élémentaires. 

Exploitation frauduleuse et piège colonial

Publiée en mai dernier, une enquête édifiante de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale (GI-TOC) signale que « le programme Alabuga Start remplit plusieurs critères permettant de le qualifier de cas de traite de personnes. La nature trompeuse du recrutement et les conditions de travail répressives apparaissent comme une forme d’exploitation frauduleuse. Ces conditions devraient être – et dans certains cas sont – un sujet de préoccupation pour les pays d’origine de ces travailleuses migrantes, pour la communauté internationale et pour les Nations Unies ». Et de rappeler que « la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (ratifiée par la Russie, ndlr), définit la traite des personnes comme le fait de recruter ou de transporter une personne, par la contrainte ou la tromperie, à des fins d’exploitation… » En octobre 2024, Ravina Shamdasani, porte-parole du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a estimé que le programme d’Alabuga « pourrait potentiellement répondre aux critères de la traite d’êtres humains ».  

Depuis peu, quelques réactions se manifestent de la part d’autorités africaines, de plus en plus interpellées. Alors qu’une enquête a été ouverte par Interpol au Botswana pour déterminer les conditions des migrants en Russie, le député zimbabwéen Martin Mureri, par ailleurs avocat des droits humains, a alerté récemment les plus hautes autorités de son pays sur ce qu’il qualifie d’« esclavage moderne ». Tout en suggérant un débat sur le sujet au sein du Parlement, il a invité le ministre zimbabwéen des Affaires étrangères, Amon Murwira, à venir s’expliquer devant la représentation nationale. 

Au Nigéria, en Zambie, au Bénin, au Sénégal ou au Malawi, des ONG multiplient les actions de sensibilisation pour dénoncer un « piège moderne de type colonial ». Un appel à la vigilance est lancé aux jeunes – les plus vulnérables notamment - aspirant à migrer en destination de la Russie. De nombreuses voix s’élèvent à présent pour réclamer des actions concertées des Etats africains en vue de mettre fin à l’horreur d’Alabuga. De toute urgence, les responsables politiques sont appelés à engager des initiatives diplomatiques significatives, susceptibles de mettre un termeà ce nouvel enfer des migrations africaines…

Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.

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