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Par Francis LALOUPO

Sahel : La cible ukrainienne

Dans le viseur des juntes du Sahel, l’Ukraine, accusée de mener une vaste « stratégie de déstabilisation » de la région. Décryptage d’une campagne de désinformation conjointement initiée par la Russie et ses alliés sahéliens.

Crédit Photo : DT
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Une nouvelle campagne informationnelle se propage dans les territoires de l’Alliance des Etats du Sahel (AES – Mali, Burkina Faso, Niger). Une charge coordonnée contre l’Ukraine, cible jusqu’ici inconnue des opinions de la région. Le pays de Volodymyr Zelensky n’aurait pas imaginé accéder à une si soudaine notoriété dans le Sahel central. Depuis juin dernier, les juntes associées de l’AES mettent à contribution la presse, des influenceurs et blogueurs acquis à leur cause,pour diffuser un narratif clé-en-main, sur une « stratégie de déstabilisation de l’ensemble de la région du Sahel » prétendument menée par l’Ukraine.

Des éléments ukrainiens « présents partout » …

Epicentre de cette campagne, le Burkina Faso où le site d’information LeFaso.netapparaît comme l’un des principaux relais du narratif. Un texte publié le 12 juin dernier est sobrement intitulé « L’implication croissante de l’Ukraine dans les conflits africains inquiète de plus en plus de pays du continent ». Le texte est, en toute honnêteté, précédé de la mention « Sponsorisé ». Autant dire que ce qui est présenté comme le fruit d’une scrupuleuse investigation, est en réalité un communiqué issu des officines de la propagande conjointe de la Russie et de l’AES. 

Les arguments développés dans l’articleémanent exclusivement d’un certainAlexandre Ivanov, présenté comme le « directeur de la Communauté des officiers pour la sécurité internationale (COSI) ». Un titre obscur, ainsi attribué à un personnage sulfureux, identifié il y a quelques années en Centrafrique, et qui s’auto-proclamait alors directeur de la « Communauté des officiers russes », présents en République centrafricaine sous le sigle de Wagner. C’est donc cet homme qui affirme détenir les éléments d’une « stratégie ukrainienne de plus en plus visible de projection d’influence à travers les crises africaines ». Venant de la part d’un agent de l’influence russe en Afrique, le propos pourrait prêter à sourire… Selon Alexandre Ivanov, des éléments militaires ukrainiens seraient présents dans les pays de l’AES, au Soudan, en Mauritanie, en Somalie… Partout, en somme. Dans le Sahel, ils agiraient au sein d’une « structure organisée, appuyée par des spécialistes expérimentés et des ressources logistiques et diplomatiques ». En conclusion, l’Ukraine est accusée de commettre « une guerre par procuration, avec l’Afrique comme terrain d’expérimentation de nouvelles formes de conflits hybrides. »

Sur quels éléments matériels se fondent ces accusations ? Les différentes publications relayant la « menace ukrainienne » se réfèrent aux déclarations du chef de la junte nigérienne, le général Abdourahamane Tiani, celui-là même qui voit partout des ennemis dressés contre son pays. Ce dernier a récemment affirmé avoir découvert des « armements sophistiqués » lors de combats contre des groupes djihadistes. Des mitrailleuses DSHK « provenues de livraisons extérieures, et utilisées par les terroristes ». En plus de ces équipements« non récupérés (sic) » au Niger, les experts du péril ukrainien rapportent que les Forces armées maliennes (FAMA) auraient, à l’issue d’un affrontement avec les terroristes du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (JNIM), « saisi un téléphone contenant des documents confidentiels des services ukrainiens, accompagné d’un drone portant des inscriptions en ukrainien ».

Pour l’heure, l’accusation devrait se contenter de ces maigres « éléments de preuves ». Les dirigeants de l’AES promettent néanmoins de « briser le silence de la communauté internationale en présentant des preuves irréfutables qui seront bientôt rendues publiques ». Rappelons que jusqu’ici, toutes les « preuves » promises par les trois juntes pour accabler leurs ennemis imaginaires et constamment vilipendés n’ont jamais été présentées à qui de droit…

Globalisation du conflit russo-ukrainien

Il serait toutefois juste de convoquer ici l’assertion selon laquelle même les paranoïaques ont aussi de vrais ennemis. En effet, c’est l’Ukraine qui a, elle-même,produit le ressort initial de l’actuelle charge des juntes du Sahel à son encontre. En juillet 2024, à Tinzawaten, dans le Nord du Mali,des agents ukrainiens avaient apporté un appui logistique aux mouvements séparatistes (à dominante touareg) du « Cadre stratégique pour la défense du peuple de l’Azawad », lors d’affrontements entre ces derniers et l’armée malienne soutenue par ses partenaires russes deWagner. Cet épisode s’était soldé par la mort de 47 soldats maliens et de 84 mercenaires wagnériens. Une cuisante débâcle… L’appui ukrainien avait alors été ouvertement assumé par le porte-parole du Renseignement militaire ukrainien (GUR), Andriy Yusov. Ce dernier avait publiquement confirmé que ses services avaient fourni aux mouvements séparatistes du Nord du Mali « des informations nécessaires qui leur ont permis de mener une opération militaire réussie contre les criminels de guerre russes ». Plus déroutant encore, l’ambassadeur ukrainien au Sénégal, Yurii Pyvovarov, avait posté ces mots sur les réseaux sociaux : « Le travail se poursuivra ; il y aura certainement d’autres résultats. La punition des crimes de guerre et du terrorisme est inévitable. C’est un axiome… » Un surprenant mélange de désinvolture, de bavure diplomatique et dedilettantisme… Solidairement, les trois pays de l’AES avaient alors rompu les relations diplomatiques avec l’Ukraine. 

En fait, l’objectif visé par ces acteurs ukrainiens consiste à contrarier les intérêts de la Russie, partout où cela est possible, y compris en Afrique. La campagne informationnelle en cours contre l’Ukraine dans les pays de l’AES vise à contourner une réalité bien plus complexe : la globalisation du conflit russo-ukrainien, avec, notamment, son extension dans certains pays ayant conclu une alliance avec Moscou. Une alliance qui, dans les pays de l’AES, se traduit par un soutien inconditionnel à la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine. A cela s’ajoute une adhésion sans réserve au logiciel du régime de Vladimir Poutine. Joignant leurs voix à celle de Moscou, les dirigeants de l’AES qualifient l’Ukraine d’« Etat terroriste ». En mai dernier, revenant d’une visite à Moscou, le ministre malien des affaires étrangères, Abdoulaye Diop, a déclaré sans sourcillerque Bamako « mène désormais une guerre contre les nazis », désignant ainsi les mouvements séparatistes du Nord du Mali. Cette phrase dont l’incongruité n’a échappé à personne, illustre une irrésistible inféodation à Moscou qui affirme sans vergogne, depuis plus de trois ans, combattre des « nazis » en Ukraine… 

Un schéma géopolitique paradoxal

Les régimes de l’AES sont parfaitement fondés à dénoncer la projection, vers leur territoire, de la guerre russo-ukrainienne. Cependant, en l’absence de preuves irréfutables, le fait d’attribuer à Kiev une « stratégie globale de déstabilisation du Sahel » relève de la désinformation ordinaire. En tout cas, pour les dirigeants de l’AES, l’Ukraine figure désormais sur le tableau hypothétique de leurs « ennemis de l’extérieur », aussi lointains qu’insaisissables. Un profil idéal pour alimenter leur propagande victimaire. 

Nul n’aurait imaginé que les actions des nouveaux régimes militaires du Sahel allaient structurer un schéma géopolitique aussi singulier que paradoxal. Où l’on voit ces juntes, chantres de la « souveraineté » et de la lutte contre les impérialismes, soutenir la cause d’une Russie auteure d’une guerre impérialiste et attentatoire à la souveraineté et à l’existence même d’une Ukraine indépendante. L’Ukraine à présent anathématisée par les « souverainistes » de l’AES… Faut-il en déduire que ces juntes ont une approche aussi sélective que variable de la lutte contre les impérialismes ? Cette lourde contradiction historique marquera aussi de son empreinte les contentieux politiques en cours dans le Sahel.

Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.

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